« Interdire [les innovations] avant d’autoriser » cf. Elsa Godard dans Le Monde.
Arrêtons-nous deux minutes sur cette phrase de la philosophe Elsa Godard du point de vue du droit.
Dans le cadre d’une conférence que je prépare sur l’innovation avec pour titre « L’innovation fait-elle loi ? », suite à la parution de mon livre « L’innovation hors-la-loi, Bruylant, 2022, je me suis arrêté sur un texte de Christian Atias.
Le professeur Atias intervient sur le vide juridique (très à la mode en ce moment) et rappelle que les vides juridiques n’existent pas à partir du moment où l’on vit sur ce principe civilisationnel du droit, j’ajouterai du droit occidental et libéral, que « tout ce qui n’est pas interdit est autorisé ».
Il ajoute « Chaque fois que la loi se tait, ça veut dire que nous sommes libres ». Et il ajoutait « Chaque fois qu’une loi gène on dit qu’il n’y a pas de loi parce qu’on ne veut pas reconnaître qu’il y a effectivement un principe juridique ou principe législatif, ou légal ».
Alors l’innovation, c’est légal jusqu’à preuve du contraire. On peut interdire certaines choses précisement comme un robot tueur pour tomber dans la caricature. Mais interdire par principe l’innovation est juridiquement un non-sens. C’est là que les juristes interviennent pour apporter une qualification juridique à la nouveauté, adapter le droit si nécessaire ou alors créer de nouvelles catégories et, si nécessaire, sanctionner.
Sur ce point, je renvoie à l’excellent texte de Marie-Ève Lacroix « Comment programmer le code (civil) pour lutter contre l’obsolescence juridique? Un examen des régimes de responsabilité du fait de l’intelligence artificielle en droit québécois » dans le collectif « Un droit de l’intelligence artificielle » (Bruylant, 2023). L’autrice y fait une analyse méthodologiquement rigoureuse en ce qu’elle teste d’abord le droit positif face à la nouveauté avant de proposer des aménagements. Elle conclut « Les débats relatifs à la responsabilité du fait de l’intelligence artificielle illustrent le danger de postures prospectives visant à anticiper un état de fait par la mise en place d’une législation. En effet, la régulation de l’innovation doit se faire de façon pragmatique sur la base de la réalité concrète. […] Il faut prendre garde à céder à l’impulsivité normative, aussi inutile que dangereuse » (p. 674-675), citant un texte de Grégoire Loiseau et Alexandra Bensamoun (L’intelligence artificielle faut-il légiférer) à ce sujet.
L’anticipation de besoins législatifs face au « nouveau » ne traduit que notre aversion au risque et fait le jeu des innovateurs puisque ces derniers cherchent à se mettre à l’abri de la loi en exerçant des pressions pour bénéficier de cadres normatifs adaptés à leur besoin et donc leur garantissant une légalité avant tout procès. Dernier en date : Sam Altman, le PDG d’Open AI. Les Uber files ont aussi révélé cette volonté du disrupteur de mettre la réglementation à sa main.
Par conséquent, la solution n’est pas d’interdire l’innovation, en tout cas pas dans une société libérale…
Les juristes ont un rôle important à jouer. Ne laissons pas les philosophes, les mathématiciens, les ingénieurs, etc faire du droit à notre place. Comme l’a écrit Pierre Legendre, « Le droit n’est pas une caisse enregistreuse, et le juriste un manutentionnaire de la régulation ».
Pour se référer au texte, voir C. ATIAS, De la difficulté contemporaine à penser en droit. Leçons de philosophie du droit, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2016, p. 185-186.