Dans une décision du 6 avril 2020, GBI Experts-conseils c. Ville de Montréal (2020 QCCA 497) la Cour d’appel du Québec, plus haut tribunal de la province, confirme que les recours en dommages-intérêt intentés en vertu de la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes et de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics (RLRQ, c. R-2.2.0.0.3.) (ci-après, Loi 26) est un recours de droit commun soumis à la Cour supérieure.
Le litige porte principalement sur une question procédurale. Il s’agissait de savoir si la Cour du Québec était compétente pour les actions en justice des municipalités dans le cadre de l’application de l’article 36 C.p.c., y compris pour les litiges survenant en application de la Loi 26.
L’article 36 énonce : « Sous réserve de la compétence attribuée aux cours municipales, la Cour du Québec connaît, à l’exclusion de la Cour supérieure, de toute demande pour le recouvrement d’un impôt foncier, d’une taxe ou de toute autre somme d’argent due à une municipalité ou à une commission scolaire en application d’une loi ou des demandes contestant l’existence ou le montant d’une telle dette ».
La Loi 26 avait été adoptée pour faciliter le recours en réparation des organismes publics victimes notamment de pratiques anticoncurrentielles, en l’occurrence un truquage des offres.
[4] Dans la foulée de la Commission Charbonneau, l’intimée entreprend un recours en Cour supérieure visant à recouvrer un montant de 159 742 $ de l’appelante et d’autres codéfendeurs en raison de leur participation alléguée à un stratagème de trucage de soumissions donnant suite à des appels d’offres dans le domaine du génie-conseil.
De façon assez surprenante, le Québec, qui semble insensible à la question du droit à la réparation du préjudice concurrentiel pour les consommateurs et les entreprises n’a jamais adopté un droit spécial sur cette question. En revanche, elle a doté les organismes publics d’un « super recours » en réparation du préjudice concurrentiel.
[6] Le législateur a choisi de pallier certains problèmes susceptibles de compliquer l’exercice d’un éventuel recours en recouvrement de la part des organismes publics en prolongeant le délai de prescription applicable au-delà du délai de droit commun et en autorisant la reprise, à certaines conditions, de poursuites ayant été rejetées par le passé pour ce motif.
Tout se passe comme si les problèmes n’existaient que pour les organismes publics. La Cour rappelle d’autres mesures spéciales prévues dans cette loi :
[7] Il a également mis en place un régime de présomptions visant à faciliter la preuve de certains éléments :
– Toute personne ayant participé à une telle fraude ou manœuvre dolosive est présumée avoir causé un préjudice à l’organisme public;
– Cette présomption s’étend, dans certaines circonstances, aux dirigeants et administrateurs de l’entreprise;
– Sous réserve d’une preuve contraire, le préjudice est présumé correspondre à 20 % du montant payé pour le contrat visé;
– Le tribunal, lorsqu’il accueille le recours, doit ajouter 20 % du montant forfaitaire accordé en compensation du préjudice en guise de frais.
Dans cette décision, la Ville de Montréal souhaite faire application de cette loi devant la Cour du Québec. Cela est contesté par l’appelante :
[9] Selon l’appelante, l’intimée, une municipalité, exerce un recours en recouvrement d’une somme d’argent en application d’une loi (la Loi 26) qui, de ce fait, relève de la compétence exclusive de la Cour du Québec selon l’article 36 C.p.c.
[27] Contrairement à ce que plaide l’appelante, l’article 36 C.p.c. ne vise pas tout recours intenté par une municipalité en vertu d’une loi. Il se limite aux « demande[s] pour le recouvrement […] de toute somme due à une municipalité […] en application d’une loi » ou « applications for the recovery of […] any other amount due under an Act to a municipality […] ».
[28] Il convient donc d’interpréter les termes « somme due ». L’emploi du passé, joint à la notion de « demande pour le recouvrement », laisse sous-entendre qu’il s’agit d’une somme dont le montant est exigible par la municipalité ou la commission scolaire, et qu’il a été fixé conformément à une loi (« en application d’une loi »). Ce n’est manifestement pas le cas d’une réclamation en dommages-intérêts qui exige, avant de conclure qu’une somme est « due », l’intervention d’un tribunal qui examine la responsabilité et liquide les dommages en fonction de la preuve présentée.
Cependant, la Cour d’appel examine la nature de la demande reposant sur la Loi 26. Elle conclut :
[34] L’intimée allègue que l’appelante aurait participé à un système frauduleux et dolosif de trucage des soumissions donnant suite à des appels d’offres dans le domaine du génie-conseil et lui réclame, solidairement avec d’autres défendeurs, 20 % du montant total payé en vertu d’un contrat donné, soit 159 742 $, avec les intérêts et les frais de justice (incluant le montant forfaitaire égal à 20 % de la condamnation).
[35] Il s’agit essentiellement d’une demande en dommages-intérêts où l’intimée bénéficie d’allégements législatifs favorisant l’exercice de ce recours.
[39] On ne peut, dans ces circonstances, assimiler le recours intenté par l’intimée au recouvrement d’une dette créée par une loi au sens de l’article 36 C.p.c., puisqu’il s’agit d’un recours en dommages-intérêts dont les règles sont modulées en fonction de la Loi 26, et qui, comme c’est le cas pour tous les autres organismes publics, est assujetti à la règle générale des articles 33 et 35 C.p.c. Considérant la valeur du litige, la réclamation relève donc de la compétence de la Cour supérieure.
Le recours en dommages-intérêts de la Loi 26 doit donc être porté à la connaissance du juge de droit commun en matière de responsabilité extracontractuelle. En effet, la somme demandée n’est pas une somme exigée par la municipalité en vertu d’une loi, par exemple sur la taxation municipale, mais bien des dommages-intérêts dont le versement est tributaire d’un examen par le juge de droit commun des conditions de la responsabilité civile.
La Loi 26 est venue aménager le droit commun de la responsabilité civile, mais il demeure que les tribunaux de droit commun restent compétents pour les litiges reposant sur cette loi. Il faudra suivre la décision sur le fond suite à cette correction procédurale du dossier.
Benjamin Lehaire